Historique général : les veillées
Autrefois, les veillées hivernales à la ferme permettaient aux habitants des campagnes bretonnes de se retrouver entre famille, amis et voisins pour les longues soirées d’hiver. Ces assemblées souvent réduites (une dizaine, voire une vingtaine de personnes tout au plus) étaient l’occasion de commenter les nouvelles du pays, de conter, chanter et partager le répertoire de chants et contes du pays tout en occupant ses mains à quelques travaux d’intérieur (réparer des manches d’outils, filer, coudre ou ravauder, faire un peu de vannerie, égrener du lin, etc.).
L’apparition de nouveaux médias de communication au début du XXe siècle (la radio tout d’abord, puis surtout la télévision à partir des années 1960) conjugué au désintérêt des bretons eux-mêmes pour ces formes anciennes de divertissement met progressivement un terme à la veillée à la maison qui disparait totalement sous cette forme à la sortie de la deuxième guerre mondiale.
Historique particulier : Les veillées du Trégor
En 1959, Roger Laouenan, jeune clerc de notaire de Lannion, cherche à intéresser ses compatriotes trégorrois à la langue et la culture bretonne. Après être allé constater à Callac (22) en Centre Bretagne l’intérêt qu’y suscitent à l’époque les premiers festoù-noz, il imagine une formule plus apte à intéresser les populations du Trégor qui privilégient le théâtre, le chant et le conte à la danse. Il met au point une « veillée bretonne » (Beilhadeg), une séance de variétés en breton dialectal, où des acteurs chanteurs et musiciens du cru font alterner théâtre, chants, sketches, musique, etc.
Dans le tract annonçant la première veillée qui eut lieu à la salle des fêtes de Rospez (22) le 10 octobre 1959, Roger Laouenan décrit ses intentions dans ces termes : « … Les vieux se souviennent encore du temps où, après le travail, réunis devant un grand feu de bûches, ils débitaient leurs histoires ou chantaient des « Gwerziou » qu’ils avaient apprises eux-mêmes de leurs parents. Malheureusement tout un trésor de contes, de chansons, (la plus grande partie de notre patrimoine folklorique) disparaît peu à peu, soit qu’il reste enfermé dans les mémoires désormais muettes, soit qu’il meure avec nos gardiens de la tradition orale. C’est justement l’ambiance des soirées familiales bretonnes que nous voulons recréer, ces soirées où chacun se sentait à l’aise, où personne ne rougissait de parler breton !… »
Cette première veillée eut un succès retentissant et fit salle comble (400 spectateurs). Y prirent part une vingtaine d’acteurs, conteurs, musiciens et chanteurs parmi lesquels des noms qui compteront dans l’histoire des veillées du Trégor dans les vingt années qui suivront : Bernard Le Ny, épicier à Ploulec’h, Yves Droniou, agriculteur à Brélévenez, Jean Derrien, menuisier à Louannec, Maria Prat, agricultrice en retraite à Brélévenez, etc. Etienne Rivoalan et Georges Cadoudal, champions de Bretagne « bombarde – biniou bras », étaient venus de Bourbriac pour clôturer la soirée.
A l’issue de cette première veillée et devant l’engouement qu’elle suscite, il est décidé de mettre en place un calendrier pour satisfaire la demande venant d’autres communes. La petite troupe qui se constitue alors participe aux 9 veillées qui sont ainsi organisées durant l’hiver 1959-60 : 500 personnes y assistent à Ploulec’h, 500 à Trégastel, 500 à Grâces, 700 à Pleumeur-Bodou… Le 26 mars 1960 à Louannec, elle joue devant une salle bondée de 1500 personnes, dont le sous-préfet de Lannion et Pierre Bourdellès, député ! Ce succès fit écrire ces lignes à Edouard Ollivro, alors journaliste à Ouest-France : « Nous assistons à un phénomène sociologique fréquent au XXe siècle et qui s’appelle une résurrection populaire. Trois faits me frappent : la spontanéité de ce mouvement surgi du peuple lui-même ; son incroyable soudaineté, puisqu’il y a six mois, rien encore n’existait dans la région; sa richesse, car les programmes sont dans l’ensemble d’une étonnante qualité. Que Louannec ait connu une pareille apothéose, voilà qui nous remplit de fierté ! »
Dès le mois de mars 1960, les statuts de l’association « Groupe des Veillées du Trégor » (en breton « Strollad Beilhadegoù Treger – S.B.T. ») sont déposés à Lannion. Présidée par Roger Laouenan, elle se donne comme but de « promouvoir le développement de la culture populaire en langue bretonne dans le Trégor, au moyen notamment de Veillées et de spectacles de variétés s’inspirant à la fois du génie de la Tradition Celtique et des formes modernes de l’expression artistique ».
A partir de l’hiver 1960-61, Fañch Danno prend la suite de Roger Laouenan à la présidence. Cet ancien instituteur public marque de son empreinte l’histoire de la troupe dans le Trégor. Il fédère les énergies sur le terrain dans un grand triangle « Morlaix-Guingamp- Paimpol » dont Lannion est le centre et développe une équipe de relais locaux permettant à la troupe d’étendre son audience et de multiplier les veillées. Il intègre de nouveaux venus à la troupe, comme Jean Gouronnec de Pleumeur-Gautier et une petite équipe d’acteurs que celui-ci avait réunis dans sa commune. Il suscite la participation de chanteurs et conteurs locaux lors des déplacements de la troupe. Il cherche à diversifier les programmes proposés et encourage le renouvellement du répertoire des acteurs. Il compose lui-même plusieurs chansons et ne tarde pas à aller solliciter la poétesse Anjela Duval qui écrit une vingtaine de chansons pour la troupe, dont certaines, comme « E-tal an tan » ou « An alc’hwezh aour », connaissent un très grand succès.
Maria Prat, née en 1906 et doyenne de la troupe, devient peu à peu la plume de la troupe pour des sketches et monologues inspirés de l’actualité (« Grev ar venajerien / La grève des paysans », « Pez-hini e Plouared / Pisani à Plouaret », « Marc’had ar Roc’h / Le marché de La Roche », etc.).
Jean Derrien entame une carrière prolifique d’auteur-compositeur-interprète et compose près de 20 chansons entre 1959 et 1966. Certaines de ces chansons connaîtront un succès important à l’image de « Pesketerien ar Ieodet » ou de « Jañ-Maï blev hir », pastiche d’une chanson d’Antoine à la mode à l’époque. Dès 1961 parait « Kanaouennoù ar beilladegoù », recueil de chansons des veillées trégorroises publié par les Presses bretonnes à St Brieuc qui éditeront en 1974 un second recueil intitulé « Nouvelles chansons du Trégor ».
En ce qui concerne la partie théâtrale, la troupe programme dans ses premières années des pièces ambitieuses comme « Ar Goulenn-dimezi (la demande en mariage) » adaptée de Tchékhov, ou « An Douger Tan (Le porteur de feu) » et » Ar plah vud (La muette) » écrites toutes deux par Per-Jakez Hélias. Mais ce sont surtout les monologues et sketches d’actualité écrits par Maria Prat qui constituent l’essentiel du menu des veillées et en viennent peu à peu à représenter à eux seuls la totalité de la partie des veillées consacrée au théâtre. Maria Prat prend d’ailleurs la présidence de la troupe à la suite de Fañch Danno. Figure emblématique du Trégor, portant quotidiennement la coiffe, elle a 75 ans quand la troupe cesse son activité en 1981 et meurt centenaire en 2006.
Dès leur apparition en 1959 et jusqu’à leur extinction en 1981, les veillées de Strollad Beilhadegoù Treger sont programmées le samedi soir pendant la période hivernale, de la Toussaint à Pâques, en dehors de la période de grands travaux agricoles. Le nombre des communes visitées et le public touché par la troupe au cours de ces vingt ans sont impressionnants : 14 communes reçoivent la troupe au cours de l’hiver 1960-61 pour des séances réunissant entre 200 et 400 spectateurs, 19 communes en 1961-62, 10 communes seulement en 1962-63 (certaines veillées ayant dû être annulées à cause de la neige), 14 communes en 1963-64, 10 communes en 1964-65, etc.
La troupe « Strollad Beilhadegoù Treger » joue ainsi sans interruption jusqu’en 1969, puis de manière plus sporadique dans la décennie suivante. En novembre 1979, elle fête ses 20 ans avec à son actif 333 séances, 1000 heures de représentation et 70 000 spectateurs. En 1981, la troupe décide de quitter la scène, et en 1984 à Tonquédec elle rend un hommage particulier à Maria Prat devant 800 personnes.
Si la plupart des acteurs, conteurs et chanteurs concernés par cette aventure « raccrochent les crampons » après la dissolution de la troupe dans les années 1980, l’initiative de la jeune équipe de Dastum Bro Dreger de relancer à nouveau des veillées dans le Trégor à partir de la fin des années 1980 permet au public trégorrois de retrouver avec plaisir certains des acteurs de cette aventure, comme Jean Gouronnec, Bernard Le Ny, Jean-François Le Roy, Tinaig Perche, Amédée Barzic et bien d’autres…